Wokisme

En prenant connaissance de l’ordre du jour de la séance, j’ai eu un ouf de soulagement.
Enfin.
Enfin, le vrai débat.
Enfin le vrai choc de société, le vrai enjeu de ce nouveau siècle.
Le danger finalement nommé : wokisme.
Enfin ! Enfin notre droite bien française importe LA panique morale de la droite américaine ! Après Jair Bolsonaro et Donald Trump, ces phares de la pensée néo-conservatrice, il était temps que nous nous attaquions nous aussi à la recherche en sciences humaines et sociales. On avait eu les gender studies, la théorie du genre, on a fait un petit détour par l’écriture inclusive puis l’islamogauchisme, mais on se perdait un peu alors bienvenue au nouveau danger, celui qui unifie tous les réactionnaires français : le wokisme !

Certains dans ma famille politique pensent, naïvement, qu’il s’agit d’un épouvantail que l’on agite pour parler d’un mouvement de jeunes gens “éveillés”, qui interrogent l’histoire et ses déterminismes, remettent en questions les dominations de nos sociétés, se questionnent sur nos grands hommes, demandent un égal traitement des humains quels qu’ils soient ou s’intéressent par exemple à la manière dont le langage produit des normes.

Mais pour vous, on l’a bien compris, ce sont des extrémistes. Des extrémistes que vous estimez parfois même plus dangereux que l’extrême-droite. Cette extrême-droite qui menace de mort des personnalités politiques,
celle qui produit des tribunes appelant à la guerre civile,
celle qui a fomenté dix attentats déjoués depuis 2017,
celle qui se reconstitue en nouvelles cellules malgré les dissolutions.
Ce danger là, visiblement, ne mérite pas de débat dans notre Assemblée.

Et sur ce point, je me réjouis de constater que vous êtes sur la même ligne que le Gouvernement.
Rendez-vous compte ! Au moment même où toutes les écoles étaient dans la tourmente de la valse des protocoles sanitaires, notre ministre Blanquer a posé un acte fort : ouvrir un colloque sur le wokisme !
Un colloque où s’est libérée une parole de comptoir durant deux jours sur la résistance à toute forme de progressisme, à toute forme de liberté académique.
Voilà la vraie priorité!

Une priorité aussi, pour la ministre de la Recherche. Au moment où les étudiants souffraient des mois de confinement, de distanciel, de précarité galopante, Mme Vidal a su justement nommer le mal et commander une enquête au CNRS sur l’islamo-gauchisme qui gangrènerait nos universités ! Peu importe si le CNRS a condamné l’utilisation d’un terme qui n’a “aucune réalité scientifique” et une enquête qui “remet en cause les libertés académiques ». Peu importe si cette enquête n’a jamais vu le jour : l’essentiel c’est d’en avoir parlé.

D’autres aussi ont eu besoin d’en parler. Prenons le cas de Laurent Wauquiez, qui a promptement coupé les subventions de la région à Sciences Po Grenoble – principalement des aides aux étudiants d’ailleurs – pour une affaire montée de toute pièce. Qu’importe que toute la communauté éducative appelle à cesser la stigmatisation de cet établissement, ce qui compte, c’est le symbole. On a eu là une attaque directe, concrète, sur la liberté académique.

D’autres parlementaires ont voulu également jouer avec ce totem. Julien Aubert et Damien Abad à l’Assemblée nationale ont demandé début 2021, la création d’une mission d’information qui reprenait exactement les termes du débat d’aujourd’hui. Avec la finesse d’analyse qui les caractérisent, ils se sont permis un parallèle entre le nazisme, le stalinisme et le mouvement dont nous parlons aujourd’hui.
Après avoir osé écrire “islam conservateur et écriture inclusive marchent main dans la main”, ils ont suggéré tout simplement de remettre en cause les libertés académiques pour traiter le mal à la racine.
Nous y voilà !

Mais je constate que cette demande de mission n’a, elle aussi, été qu’une opération de communication qui n’a finalement mené à rien de concret (Heureusement). Rien de concret, mais peu importe car le mal est fait. Et cette fois-ci, chers collègues, je le dis avec sérieux et gravité : c’est de votre faute. Main dans la main avec le Gouvernement, vous attaquez la recherche universitaire. Vous jetez le poison du soupçon, de l’anathème, principalement sur les sciences humaines et sociales.

Si vous voulez sérieusement parler des menaces qui pèsent sur l’université et les libertés académiques alors la liste est longue et le prétendu wokisme n’y figure évidemment pas.

  • La paupérisation de la recherche, notamment en sciences humaines et sociales !
  • La précarisation des jeunes chercheurs !
  • Des milliers d’étudiants dont on ne permet pas l’inscription en Master !
  • Plus d’un jeune sur dix sous le seuil de pauvreté !
  • Des universités et des CROUS dans un état calamiteux !
  • Des files d’attente d’étudiants devant les psychologues et les guichets d’aide alimentaire !
  • La volonté d’influence des grandes sociétés polluantes dans les écoles et universités !

Mais je constate que vous avez parfois un rapport assez hermétique avec le réel. Ainsi, à 3 mois de la présidentielle, nous avons droit à notre débat au ras des pâquerettes, approximatif, stigmatisant et foncièrement inutile.

Lorsque la recherche universitaire va à l’encontre de votre projet politique, un projet devenu ici impossible à distinguer de celui de l’extrême-droite, alors, oui, vous faites peser des menaces bien plus graves sur les libertés académiques que quelques outrances militantes.

On le voit clairement aujourd’hui, la volonté d’annuler, d’interdire, de régenter la pensée, provient en vérité de votre camp. L’ordre et la morale, c’est ça votre objectif. Tout le reste : les moyens alloués à l’université, le soutien à la recherche, la lutte contre la précarité étudiante, tout cela n’est qu’accessoire et nous en avons une preuve éclatante aujourd’hui.

Je vous remercie.

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