Sincérité du débat public et régulation des plateformes en ligne

Madame/Monsieur la/le Président-e,

Madame la Ministre,

Mes chers collègues,

Ce débat sur le numérique n’est pas neuf dans notre assemblée. Nous avons souvent travaillé et œuvré à construire des outils de régulation comme nous avons parfois cherché à faire la lumière sur les agissements de certaines grandes plateformes. 

Mais nous sommes à un moment charnière, un moment où nos choix politiques ou notre apathie peuvent nous emporter tous dans une grande bascule ou provoquer le sursaut qui protègera nos démocraties. 

Parce que OUI, nos démocraties libérales, telles qu’elles se sont développées depuis la fin de la seconde guerre mondiale, sont aujourd’hui menacées. Menacées par la montée des régimes autoritaires, illibéraux ou impérialistes et qui, piétinant le droit international et le multilatéralisme, voient dans les grandes démocraties occidentales, des entraves à leurs expansion, et des contre-modèles qui leur sont insupportables. 

Leur travail de sape passe aujourd’hui par le soutien aux partis nationalistes, par la promotion de ce qui fracture nos sociétés et par la manipulation du débat public.

Rien de nouveau. Tout tenait déjà dans le fameux paradoxe de la tolérance de Karl Popper : “la tolérance illimitée ne peut conduire qu’à la disparition de la tolérance. Si nous ne sommes pas prêts à défendre une société tolérante contre les assauts des intolérants, alors les tolérants seront détruits, et la tolérance avec eux.”

Pour mener leur offensive, les adversaires de la démocratie ont largement investi des outils qui ont pourtant été pensé et utilisé garantir la liberté d’expression et permettre le débat public par le bas : les grandes plateformes numériques, les réseaux sociaux. La déstabilisation du débat public a atteint par leur biais une échelle industrielle.

Oui car ces plateformes numériques sont devenues les nouvelles infrastructures de notre quotidien. Elles ne sont plus de simples services, elles sont devenues les espaces incontournables de nos relations sociales, de notre accès à l’information, de nos loisirs, de nos achats, et même de nos opinions.

Aujourd’hui, des milliards de personnes dans le monde dépendent de Google pour chercher, de YouTube pour comprendre, de Facebook pour échanger, de TikTok ou X pour s’informer — ou se désinformer. Nous vivons dans un monde façonné par une poignée d’entreprises privées, pour la plupart américaines, qui organisent notre vie numérique selon des règles qu’elles définissent seules, sans contrôle démocratique réel. Et à travers ces plateformes, ceux que Giuliano da Empoli appelle les ingénieurs du chaos, ces idéologues au service des dirigeants autoritaires, calculent et abusent des algorithmes pour profondément diviser nos sociétés et pousser leur agenda politique.

Et pourtant, à l’origine, internet était un espace de liberté. Un lieu d’ouverture, de partage, d’émancipation. Un espace pensé pour être libre, décentralisé, ouvert à toutes et tous, et gratuit. 

La Silicon Valley comme la nation américaine est construite sur des grands mythes, avec ses grands patrons comme héros de légendes. Le mythe de la neutralité des plateformes qui permet l’émancipation par l’horizontalité, par le partage de pair à pair. 

Tout ceci a construit une forme de fascination, pour ne pas dire un aveuglement chez beaucoup de décideurs qui ont laissé faire. Désormais ces mythes sont en train de se retourner contre nous. 

Nous devons donc commencer par distinguer la notion de progrès et d’innovation. Non, toute innovation numérique n’est pas synonyme de progrès pour la société. Sortir de la caverne, c’est construire un regard critique sur ce capitalisme de la données, ou ce capitalisme de surveillance pour reprendre les termes de Shoshana Zuboff. 

Les plateformes orientent le débat public en fonction de leurs propres intérêts économiques ou idéologiques. Ce que nous voyons sur nos écrans n’est pas un reflet neutre de l’opinion, c’est un résultat rangé, ordonné et optimisé de la captation de nos données : optimisé pour garder notre attention, pour nous faire scroller à l’infini, liker, consommer. Les plateformes sont devenues des éditeurs sans le dire. Elles filtrent, classent, favorisent certains contenus, en invisibilisent d’autres, selon des logiques que personne ne peut vraiment voir – et donc contester.

Et ce n’est plus gratuit. Nous payons avec ce que nous avons de plus intime : nos données, nos comportements, nos émotions, notre attention. Chaque interaction est analysée, monétisée, vendue à des annonceurs. Le marché mondial de la publicité numérique pèse plus de 600 milliards de dollars par an — et ce sont nos comportements, nos vies, qui alimentent ce système.

Mais au-delà de cette marchandisation de l’intime, c’est notre démocratie elle-même qui est désormais fragilisée. L’ingérence des plateformes dans le débat public prend deux formes principales.

La première, la plus visible, c’est celle de la désinformation. On a tous en tête les campagnes de fake news qui ont pollué les élections américaines de 2016 ou le référendum. Des offensives idéologiques construites en optimisant et détournant les algorithmes des plateformes, conçus pour maximiser l’engagement des utilisateurs, et qui ont abouti à pousser les contenus les plus extrêmes. 

Alertes après alertes, scandales après scandales, l’Union européenne n’est pas restée démunie. Dans sa grande capacité à réguler, l’Union a réagi avec le Digital Services Act, qui impose des obligations strictes aux très grandes plateformes, que nous avons nous-mêmes transposé dans la loi pour sécuriser et réguler l’espace numérique. Nous disposons donc d’un panel d’outils, que je pense pour partie robustes, l’heure est donc à leur mise en œuvre. 

C’est dans ce cadre que la plateforme X pourrait écoper d’une amende record, d’un milliard d’euros, pour son refus d’appliquer la législation européenne. Et c’est tant mieux. Car la loi ne vaut que si elle est appliquée avec rigueur. Il faut mettre fin à l’ère de l’impunité numérique.

Mais il y a une deuxième forme d’ingérence, plus insidieuse, plus difficile à détecter : celle des algorithmes.

Chaque plateforme décide, à travers ses formules mathématiques couvertes par le secret industriel, de ce que vous allez voir ou non. Ce n’est pas anodin compte tenu de la place qu’elles ont pris dans nos vies : c’est un façonnage du réel. Les algorithmes créent des bulles, des chambres d’écho, structurent l’opinion, orientent à partir des émotions, polarisent le débat.

Et dans certains cas, ils sont délibérément utilisés pour influencer des processus électoraux, affaiblir des sociétés, déstabiliser des régimes. Cela a été documenté en Moldavie, en Géorgie, dans les Balkans, où les manipulations informationnelles se sont appuyées sur des outils numériques parfaitement rodés à l’abus des algorithmes. Mais ne nous croyons pas à l’abri : les sociétés d’Europe de l’ouest et d’Amérique du Nord aussi sont ciblées. La France, les États-Unis, et l’ensemble de l’Europe sont concernés.

Et tout n’est pas fait dans l’ombre. Le rachat de X par Elon Musk et sa mise à disposition de la machine électorale de Trump ainsi que son soutien aux partis d’extrême-droite européens se fait au su et au vu de tous. Il y avait la manipulation des algorithmes par des ingérences extérieures, désormais c’est le dirigeant qui manipule sa propre plateforme, mettant fin à toute forme de modération, et par la même occasion met fin à l’’illusion de neutralité.

Avec toutefois le retour de cette rhétorique toxique : toute régulation est vue comme une atteinte à la liberté d’expression. Comme si modérer les plateformes revenait à museler le peuple. C’est un contresens dangereux. Car réguler ce n’est pas, comme le disent les trumpistes, manipuler l’opinion ou faire taire qui que ce soit, c’est au contraire grâce à des règles communes, préserver l’essence même de la démocratie, à savoir, le débat libre et éclairé, dans sa diversité, sa pluralité, sa capacité à délibérer sans être manipulé ni par les grandes entreprises, ni par le mensonge. Dans ce contexte, notre dépendance massive aux outils, services, et infrastructures numériques notamment américaines doit être remise en question.

Alors que faire ?

Sur la désinformation, le cap est clair : la France doit pousser pour une application stricte, rapide et implacable du DSA, dès que les faits sont avérés. Il faut défendre bec et ongles notre souveraineté numérique. Chaque violation doit être sanctionnée et chaque manquement, exposé publiquement.

Sur les algorithmes, beaucoup reste à faire. Le DSA propose des outils. Pour lutter contre l’effet boîte noire des algorithmes, nous devons encourager les audits indépendants permis par le DSA. Nous aimerions vous entendre à ce sujet madame la ministre.

Nous avons besoin d’une capacité publique, scientifique et indépendante, à comprendre et contrôler ces outils qui structurent notre vie collective. Et à se prémunir en urgence des ingérences tout en garantissant un espace démocratique d’expression. La tâche est ardue, elle demande d’abord de la lucidité puis de la détermination. 

Ce combat pour défendre le débat public n’est pas secondaire. Il est central et urgent, c’est donc pour ces raisons que nous ouvrons ce débat aujourd’hui.

Tags: